Actualités Cotton Mather, 1692
Oh ! sorcière de Tacoma, dans le Washington, en 1939, où êtes-vous à présent que je me rapproche de vous ?
Autrefois mon corps occupait l’espace d’un enfant pour qui les portes avaient une grande signification, et étaient presque humaines. Ouvrir une porte avait un sens en 1939, et les enfants se moquaient de vous parce que vous étiez folle et que vous viviez seule dans une mansarde, et nous, nous étions assis dans le caniveau en face de chez vous, comme deux moineaux des taudis.
Nous avions quatre ans.
Je suppose que vous aviez alors l’âge que j’ai maintenant, à cette époque où les enfants vous harcelaient en criant : – Voilà la folle ! Filez ! Filez ! C’est la sorcière ! Attention qu’elle ne vous regarde pas dans les yeux. Oh, elle m’a regardé ! Filons ! Au secours ! Filons !
Je commence à vous ressembler à présent, avec mes cheveux longs de hippie et mes vêtements bizarres. J’ai l’air aussi fou en 1967 que vous en 1939.
Sur mon passage, le matin, à San Francisco, les petits enfants crient : – Eh ! le hippie ! exactement comme nous, nous criions : – Eh ! la folle ! lorsque vous traversiez à pas lourds les crépuscules de Tacoma.
Je suppose que vous vous y étiez habituée, comme je m’y suis habitué moi-même.
Quand, j’étais enfant, j’étais toujours prêt à relever un défi. Qu’on me mette au défi de faire n’importe quoi, et je le faisais ! Quand je pense à certaines des choses que j’ai faites, Don Quichotte haut comme trois pommes, suivant des pistes, poursuivant des rêves, par bravade.
Nous étions assis dans le caniveau, à ne rien faire. Peut-être attendions-nous la sorcière, ou que quelque chose se passe, qui nous délivrerait du caniveau. Nous étions assis là, depuis près d’une heure : en heure d’enfant.
— T’es pas capable de monter chez la sorcière et de me faire signe par la fenêtre, me dit mon ami, histoire de faire enfin quelque chose.
Je levai les yeux vers l’endroit où habitait la sorcière, en face. Il y avait une fenêtre à sa mansarde, qui nous regardait comme une photo muette de film d’horreur.
— D’accord, dis-je.
— T’as du cran, me dit mon ami. J’ai oublié comment il s’appelait. Les années ont effacé son nom de ma mémoire, laissant à sa place un petit espace vide.
Je me levai du caniveau, traversai la rue et contournai la maison pour atteindre l’escalier qui menait à sa mansarde. C’était un escalier en bois gris, comme une vieille mère chatte, et trois volées de marches conduisaient à sa porte.
Il y avait des poubelles en bas de l’escalier. Je me demandai laquelle était la sienne. Je soulevai le couvercle de l’une des poubelles pour voir si elle contenait des détritus de sorcière.
Mais non.
La poubelle était pleine de détritus tout à fait ordinaires. Je soulevai le couvercle de la poubelle qui était à côté, mais il n’y avait pas de détritus de sorcière dans celle-là non plus. J’essayai la troisième poubelle, mais elle était comme les deux autres : pas de détritus de sorcière.
Il y avait trois poubelles et trois appartements dans la maison, y compris la mansarde où elle vivait. Une des poubelles devait donc bien être la sienne, mais il n’y avait aucune différence entre ses détritus et ceux des autres gens.
… alors…
Je montai les marches, jusqu’à la mansarde. Je montai avec d’infinies précautions, comme si j’étais en train de caresser une vieille mère chatte grise nourrissant ses chatons.
J’arrivai enfin à sa porte. Je ne savais pas si elle était chez elle ou non. Elle aurait pu y être. J’eus envie de frapper, mais ça ne rimait à rien. Si elle était là, tout ce qu’elle ferait, ce serait de me claquer la porte au nez ou de me demander ce que je voulais, et alors, je redescendrais l’escalier à toute vitesse en criant : – Au secours ! Au secours ! elle m’a regardé !
La porte était haute, silencieuse et humaine, comme une femme d’un certain âge. J’eus l’impression de lui toucher la main quand j’ouvris la porte, aussi délicatement qu’on ouvre une montre.
La première pièce de l’appartement était la cuisine, et elle n’y était pas, mais il y avait une vingtaine ou une trentaine de vases, pots et bouteilles emplis de fleurs. Il y en avait sur la table de la cuisine, et sur toutes les étagères et les rebords. Certaines de ces fleurs étaient fanées, d’autres étaient fraîches.
J’entrai dans la pièce suivante. C’était la salle de séjour, et elle n’était pas là non plus. Mais il y avait encore une vingtaine ou une trentaine de vases, pots et bouteilles emplis de fleurs.
À la vue des fleurs, mon cœur se mit à battre plus fort.
Ses détritus m’avaient menti.
J’entrai dans la dernière pièce. C’était sa chambre, et elle n’était pas là non plus. Mais il y avait encore la vingtaine ou trentaine de vases, pots et bouteilles emplis de fleurs.
Il y avait une fenêtre tout près du lit : c’était la fenêtre qui donnait sur la rue. Le lit était en cuivre et il était recouvert d’un édredon en patchwork.
Je me dirigeai vers la fenêtre, et, de là, regardai mon ami, qui était assis dans le caniveau, en bas, les yeux rivés sur la fenêtre.
Il n’arrivait pas à croire que j’étais debout là, à la fenêtre de la sorcière. Je lui fis un signe très lent de la main, et il me fit signe aussi. Nos signes semblaient se détacher de nos bras pour un très lointain voyage, comme deux personnes qui se feraient signe dans deux villes différentes, peut-être Tacoma et Salem ; et nos signes n’étaient que l’écho des leurs, à travers des milliers de kilomètres.
J’avais donc à présent relevé le défi, et je me retournai, dans cette maison qui ressemblait à une apparence de jardin, et je me sentis soudain écrasé par toutes mes peurs, comme vaincu par des fleurs, et je dévalai l’escalier et m’enfuis en criant comme un perdu. À m’entendre, on eût pu croire que j’avais marché sur une brouettée de merde de dragon encore fumante.
Quand j’apparus au coin de la maison, criant encore, mon ami se leva du caniveau, d’un bond, et se mit à courir lui aussi. Je suppose qu’il pensait que la sorcière était à mes trousses. Nous descendîmes en criant les rues de Tacoma, poursuivis par nos propres voix, comme des actualités Cotton Mather, 1692.
C’était un mois ou deux avant l’invasion de la Pologne par l’armée allemande.